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LE TIPI DE LASTIROKOI
22 mai 2009

LE POLISSEUR DE MIROIR

C’est Eglantine, ma jument, qui les a sentis, bien avant qu’ils ne sortent du couvert de la forêt, sur le sentier. Ils arrivaient à cheval, reconnaissables de loin avec leur bicorne ; 2 gendarmes qui venaient voir qui était ce vagabond traversant le canton depuis le matin, dans sa roulotte de bohémien.

J’étais fatigué. Bien installé, à l’abri du vent, assis sur le timon, je n’ai pas bougé pour les accueillir et j’ai continué à fumer ma pipe.

C’est le plus jeune, l’air pete-sec, qui m’a interpellé :

-       Faut pas rester là. C’est une propriété privée… Faut déguerpir et vite…

Je lui ai dis que je ne le savais pas mais que je lèverai le camp dès le lendemain matin. Le plus vieux, le brigadier, me regardait sans rien dire, une lueur amusée dans son regard. Le jeune a reprit :

-       Ah, tu le prends comme ça ? Allez ! ton carnet de circulation et plus vite que ça !

J’ai répondu que je n’avais pas de carnet, que j’arrivais de l’étranger et je lui ai tendu mon livret militaire.

Tout en le lisant – difficilement – il continuait à m’interroger :

-       Quels sont tes moyens d’existence ? De quoi vis-tu ? c’est interdit de mendier ici, tu sais?

Arrivé à la dernière page, il s’est tourné vers son chef :

-       Chef, il a été dans l’armée jusqu’en octobre 1812 mais depuis il n’y a plus rien… rien depuis 20 ans, c’est suspect, non ?

Le brigadier sans un mot, lui a fait signe de lui donner le livret. Lentement, s’attardant à chaque page, il l’a lu. Puis, il m’a regardé, il a regardé mes mains, la gauche surtout, la plus abîmée où il me manque 2 phalanges à l’annulaire. Il a sourit et à murmuré :

-       Winkowo ?

J’’ai fais « oui » de la tête. Alors, il m’a montré sa main gauche, encore plus abîmée que la mienne, il avait été amputé du majeur… puis, il m’a salué en portant sa main estropiée à son bicorne. Je me suis levé pour lui rendre son salut. Dans le silence de la nuit qui tombait, il a fait faire demi-tour à son cheval. Le jeune n’y comprenait rien. Il m’a regardé, indécis et s’est décidé à rejoindre son chef qui partait :

-       Ben on fait rien, chef ? C’est un bohémien, sûrement un voleur de poules… et il est pas en règle

Sans s’arrêter, le vieux lui a répondu d’une voix grave :

-       Si c’est un voleur de poules, moi je suis le Pape… Ce qui est sûr et certain, mon garçon, c’est que c’est un brave… Fous-lui la paix…

Et il est parti au trot suivi à regret par le jeune freluquet.

Il faisait nuit noire à présent. Je regardais les flammes du feu que j’avais allumé... 20 ans, 20 ans déjà que j’avais quitté cette boucherie… je n’avais pas vu le temps passer…

La banlieue de Moscou, le clairon sonnant la retraite, dans le brouillard et le verglas, la panique aux ponts et la faim et la fatigue… et le froid, surtout le froid… brûlant…moins 35°…Et ce matin, ce matin là où je me suis réveillé dans la neige rouge sang… Tous mes camarades égorgés en silence, dans leur sommeil… Pourquoi m’avaient ils épargné, moi et seulement moi ?

Ma fuite au hasard, droit devant, solitaire, des jours, des nuits, trempé jusqu’au ventre, glacé, les épaules fourbues, les mains et les pieds qui deviennent insensibles, le souffle court… Et cette plage brusquement, la mer figée par le gel bien après la grève… je m’y suis effondré, à bout de force, à bout de vie.

Je suis revenu à moi, longtemps, très longtemps après, je pense. J’étais sur un boutre arabe, au large, entouré de marins à trogne de pirates dont la peau allait du café au lait au noir d’ébène et dont la langue m’était inconnue. Ce sont eux qui m’ont sauvé… du froid, de la faim, des cosaques et de la gangrène en me coupant 2 phalanges déjà noires. Par contre, ils ont guéri mes orteils qui suppuraient…

Longtemps, allongé sur une voile, j’ai déliré, tremblant de fièvre. Ils se relayaient à mon chevet pour me veiller, me forcer à boire et à manger… Peu à peu, j’ai repris des forces et j’ai pu aider à la manœuvre lors des escales, à remonter les filets et à hisser les voiles…

Cabotant de port en port, nous avons fait le tour de l’Afrique, doublé Madagascar, contourné les Indes Britanniques, pour, 17 mois après, débarquer à Amoy, petit port de contrebandiers en Chine du sud. C’est là que je les ai quittés, souhaitant revenir en Europe par la voie terrestre. J’ai voulu les remercier en leur donnant le seul bien qui me restait : ma montre. Ils ont refusé et sont vite repartis, la cale pleine d’opium. Je ne les ai jamais revus.

J’ai commencé à remonter vers le nord, à pied, me fondant dans la foule. Avec mes vêtements de marins, usés jusqu’à la corde, mon turban, mon visage cuit par le soleil du large et les quelques mots d’arabe que j’avais appris, on me prenait pour un musulman. Mon seul problème, c’était mes yeux bleus et ma taille : je mesure près d’un mètre quatre vingts dix. Je marchais souvent tête baissée.

Sur la route, j’ai rencontré Tchen Li, un vieux chinois qui rentrait chez lui pour y mourir. Il était faible et marchait avec peine. Alors, je l’ai fais monter dans la voiture à bras qu’il tirait et je me suis mis entre les brancards. C’est également moi qui mendiais notre nourriture.

Nous échangions par signes ou avec quelques mots d’arabe ou de chinois, l’essentiel de notre pensée. Li avait un métier fascinant qu’il n’avait plus la force d’exercer : il était polisseur de miroirs…

Il rendait le brillant et le reflet aux petites glaces d’acier que les belles conservaient dans leur manche et il ravivait l’éclat des rares psychés qui meublaient l’intérieur de quelques palais de la noblesse. Ainsi, il entrait dans les gynécées, dans les foyers et c’était le seul homme qu’épouses et concubines délaissées ou jeunes filles à marier pouvaient apercevoir. Il connaissait leur intimité, leurs secrets, leurs rêves. Il recevait leurs confidences et devinait le reste car si les miroirs reflètent la beauté ou la laideur, ils conservent aussi un peu de l’âme de celles qui se regardent.

Il savait aussi effacer les rayures sur le verre et sur le cristal. Il réparait les appareils d’optique des marins et des mires, les lunettes des astronomes. A leur contact, il avait apprit le secret de la marche des étoiles au firmament. Il savait régler de grosses loupes munies de tiges de bois pour permettre aux vieux lettrés de continuer à lire…

Peu à peu, le vieux chinois m’a appris à maîtriser le jeu de la lumière et de la transparence, les mystères du reflet des corps et des âmes. Je devins « polisseur de miroirs » et ce titre m’ouvrait, souvent, les portes et les cœurs des belles que nous rencontrions en chemin…

Car nous avancions, lentement mais nous avancions. Nous avons mis 7 mois pour faire le chemin qui sépare la mer de la ville de mon « Maître ». Les paysages que nous traversions, vallonnés, couverts d’arbres et de pâtures, étaient splendides et mystérieux. Les collines de cette région s’appelaient, si j’ai bien compris, « dents du dragon » à cause de leur forme acérée.

Le 26 décembre 1815, lendemain de la Noël, nous sommes entrés dans les faubourgs de «Guizhou», la ville du vieux Li.

Il était épuisé mais il rayonnait. Il m’a présenté à toute sa famille, à sa femme ridée comme une vieille pomme, à ses 2 filles, à son neveu et à sa nièce, à ses voisins en disant à tous que c’était grâce a moi s’il était revenu et qu’il fallait désormais m’appeler « oncle ».

Il est mort 3 jours après. Les obsèques passées, la famille a refusé que je parte. J’ai repris sa charge de polisseur et un an après j’épousais l’aînée des filles.

Pendant 10 ans, je fus heureux. En dépit de la couleur de mes yeux et de mon accent chinois déplorable, j’avais une bonne pratique et je gagnais bien ma vie. La seule ombre au tableau était qu’avec Song, mon épouse, nous n’arrivions pas à avoir d’enfant. Elle en souffrait, je le savais. Elle m’avait même demandé de prendre sa sœur cadette comme première concubine pour que la famille ne reste pas sans descendance. J’ai eu du mal à lui faire comprendre que cela m’était impossible, que dans mon pays, cela ne se faisait pas.

Et puis arriva l’année 1825 (selon le calendrier occidental), année funeste entre toutes. Dès le mois de février, une épidémie de typhus ravagea la région. Mon épouse, de santé fragile, fut parmi les premières victimes. Je n’ai rien pu faire pour la sauver. Dans Guizhou, les gens tombaient comme des mouches, des familles entières furent décimées et la famine s’installa.

Quelques semaines après, j’appris que des bandes de fanatiques approchaient de la ville. Ils s’en prenaient aux étrangers, aux catholiques surtout, dont ils pillaient les maisons avant de les massacrer. Avec mes yeux clairs, j’étais particulièrement menacé. La famille et les voisins me cachèrent mais un soir je les ai réunis pour leur dire que cela devenait trop dangereux pour eux. Les bandes étaient aux portes de la cité. Je devais partir. J’allais rentrer en Europe. Ils essayèrent de me retenir mais comme j’insistais, ils se sont inclinés. Je suis parti avec quelques vêtements, les outils et les produits nécessaires à mon art. Le neveu m’a accompagné jusqu’au port le plus proche où je me suis embarqué clandestinement tandis qu’en ville, les premières maisons brûlaient et qu’on crucifiait les chrétiens.

Ce n’était pas le même équipage qu’à l’arrivée. Ceux la étaient de véritables pirates qui n’auraient pas hésité à me tuer pour dérober mes pauvres richesses ou à me vendre sur un marché aux esclaves. Dès la première semaine, j’ai du en tuer deux un peu trop entreprenants. Ensuite, j’ai eu la paix mais je devais rester toujours sur mes gardes, la main sur mon poignard.

J’ai débarqué en Perse 4 mois après et j’ai encore mis 10 ans pour rentrer en France. Je suis resté 6 ans à Isfahan où un mathématicien m’a appris la science des calendriers et des horoscopes. Aujourd’hui encore, je sais prévoir, grâce à lui, les éclipses de lune et de soleil. Ensuite, j’ai visité l’Egypte en souvenir de l’Empereur, et la Grèce. Enfin, depuis la Sicile, où j’ai acheté ma roulotte de bohémien et surtout Eglantine, ma jument, j’ai remonté l’Italie jusqu’à Venise. Dans une île de la lagune, j’ai appris le soufflage du verre coloré. Trois ans après, j’ai commencé à remonter doucement vers Paris.

Mon feu n’était plus que braises. A la lune, haute sur l’horizon, il devait être un peu plus de minuit. Eglantine a henni deux fois, doucement, gentiment. Quelqu’un approchait mais il n’y avait pas de danger. J’ai tout de suite reconnu sa silhouette trapue. J’ai attendu qu’il soit à quelques pas pour appeler :

-       Brigadier ?

-       Oui, me voilà

-       Je t’attendais

Le vieux n’était plus en uniforme. Il avait accroché ses médailles au revers de son manteau. Il s’est assis sur une souche d’arbre en face de moi et a sorti d’un sac, un saucisson, du pain et une bouteille et on a cassé la croûte comme 2 soldats de garde, au bivouac, à la veille d’une bataille. On a bu à même le goulot, la vieille prune. Puis il a allumé sa pipe à un brandon et on est resté là, cote à cote, à fumer…

Comment a-t-il deviné ? On n’a pas échangé un seul mot de la nuit. Ce n’était pas la peine de parler… Rien sur la roulotte n’indiquait mon activité, mon art… Pourtant, quand le soleil s’est levé, en se relevant de sa souche, il m’a dit :

-       j’ai vu qu’à Reims, ils cherchent des artistes pour réparer les vitraux de la cathédrale… Tu devrais y aller…

Puis, il est reparti vers sa caserne et moi, j’ai attelé Eglantine…

LAST IROKOI © 2009 in « HISTOIRES DE LA VIE DE TOUS LES JOURS »

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LE TIPI DE LASTIROKOI
  • Retranché dans ses fôrets et sous son tipi ou il y a le WI FI (ben oui ça t'étonne?), un indien qui ne comprend plus grand chose au monde civilisé... Il vous emmene dans son monde de textes, d'histoires de tous les jours. N'hésitez pas à réagir vous aussi.
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